bulletin de la Société Jules Verne


184 Décembre 2013

[ TABLE DES MATIÈRES

Page 1 LA RÉDACTION :
Éditorial
Page 2 Jean-Yves PAUMIER :
L’assemblée générale du 18 mai 2013 à Turin
Page 3 Jean-Yves PAUMIER :
Visite de l’exposition « Visions d’avenir, Jules Verne et les lais Barol
Page 4 Jean-Yves PAUMIER :
Le désert des cartes
Page 14 Alexandre TARRIEU :
Cette longue liste d’explorateurs
Page 30 Philippe BURGAUD :
Cinq semaines en ballon en film
Page 38 Jules VERNE et Aristide HIGNARD :
Rimes et mélodies. Extraits du 2e volume, 1863
Page 50 Henri LEVANNEUR :
Un orgue dans l’Atlantique [recte : dans l’Arctique] un demi-siècle avant Nemo
Page 51 Jacques PEZEU-MASSABUAU :
Le Japon de Jules Verne : une entreprise onirique ?
Page 62 Piero GONDOLO della RIVA :
Encore à propos de La Guerre de la baleine et de l’éléphant
Page 65 Achille-Alfred MOULLART :
Admission de M. Jules Verne comme membre titulaire [à l’Académie d’Amiens]. Séance du 28 Juin 1872
Page 70 Octave THOREL :
Jules Verne dans l’intimité [1908]
Page 81
Table des illustrations
Page 83
Tables des matières parues du n° 182 au n° 184

[ Éditorial

Ce numéro complète le dossier consacré au cent-cinquantenaire de Cinq semaines en ballon : Jean-Yves Paumier explore les blancs de la cartographie africaine, que Jules Verne a remplis avec son imagination, tandis que Alexandre Tarrieu parvient à identifier les 129 explorateurs énumérés par Verne dans le 1er chapitre du roman, nous don- nant une idée des efforts inconcevables (ou des intérêts purement économiques), souvent suivis d’une fin tragique, qui se cachent derrière ces noms. À remarquer en passant que l’explorateur nommé Werne n’est définitivement pas une autoreprésentation ironique de l’auteur, comme cela a été quelquefois suggéré. Philippe Burgaud établit la mince filmographie de l’ouvrage. En janvier 1863, paraissait non seu- lement le premier roman de Verne, mais aussi le deuxième recueil des chansons d’Aristide Hignard, Rimes et mélodies, publication quasiment introuvable dont nous reproduisons pour la première fois en facsimilé le texte et la partition complète des contributions de Jules Verne1. Les chansons publiées dans le premier recueil de 1857 paraîtront dans un futur numéro sur « Jules Verne et les compositeurs ».

Nous restons dans le registre musical avec « un orgue dans l’Atlantique » retrouvé par Henri Levanneur et qui pourrait bien avoir servi de modèle à celui du capitaine Nemo. Piero Gondolo della Riva fournit des compléments sur un petit roman d’anticipation paru en 1878 dans le Musée des familles tandis que Jacques Pezeu-Massabuau analyse l’image du Japon telle qu’elle se dessine dans Le Tour du Monde en quatre-vingts jours.

Une troisième partie de ce numéro est consacrée aux documents et témoignages ignorés relatifs à l’Académie d’Amiens : le discours fait lors de la réception de Jules Verne en 1872 par le directeur Achille- Alfred Moullart, ainsi que les souvenirs de l’Amiénois Octave Thorel, passés inaperçus des biographes, et relatant quelques anecdotes de « Jules Verne dans l’intimité », qui confirment entre autres les rapports bien réels, mais parfois contestés, entre Jules Verne et Alexandre Dumas père.
La rédaction.

1La récente publication de Frédéric-Gaël THEURIAU : Chansons de Jules Verne (Sarrebruck : Éditions universitaires européennes, 2011) reproduit bien les paroles et les notes, mais supprime – sans le préciser – l’accompagnement du piano.

[ Le Japon de Jules Verne: Une entreprise onirique?


Par Jacques Pezeu-Massabuau


Prélude – Le Japon de Jules Verne

La modeste place qu'occupe le Japon dans les Voyages extraordinaires a déjà été étudiée, notamment par les membres de la Société japonaise des études verniennes ; la bibliographie parue dans le numéro 181 du Bulletin en fait état et je n’y insiste pas. J’ai mis à profit ici un excellent ouvrage de Hitoshi Tomita : Jules Verne et le Japon (en japonais, Tokyo : Karin-shobô, 1984), qui raconte la première traduction du Tour du monde en quatre-vingts jours (en 1878, par Kawashima Chûnosuke) et dont le chapitre 3 est consacré à la description de Yokohama présentée dans le roman. Mon propos est toutefois différent et, plus encore que le rôle du pays dans le projet « planétaire » Verne-Hetzel de 1866 redéfini onze ans après dans la préface d’Hector Servadac, voudrait montrer que l’évocation de cette ville répond moins au dessein didactique de l’éditeur qu’à celui, autrement complexe, de son auteur.

Il faut ainsi partir du programme général de 1877 qui embrasse tous les pays de la planète et « n’est rien de moins, précise Hetzel, que la description de l’univers ». Si « la portentosa Africa des Romains » dont parlait l’écrivain l’intéressa d'abord, il ne tarda pas à se tourner vers l'Asie : le Proche-Orient dans Claudius Bombarnac (1892), mais auparavant l’Inde avec La Maison à vapeur (1880). Plus à l’est encore, s’il avait consacré un roman – Les Tribulations d'un Chinois en Chine – (à l’Empire Céleste dès 1879, il se désintéressa toujours de l’Indochine, dont la France poursuivait pourtant la colonisation. Quant au Japon, si l’on excepte quelques lignes tardives (1886) dans Robur-le-Conquérant (chap. IX), il n’eut droit qu’à une quinzaine de pages sur les vingt-cinq mille de l’ensemble des Voyages..

Elles occupent les chapitres XXII et XXIII du Tour du monde, qui date de 1873 et précède ainsi les autres récits « asiatiques ». Or leur lecture montre que cette rapide apparition réunit à elle seule tous les éléments du projet vernien : d’abord la relation factuelle d’un événement dans le cours de l’histoire, même si Phileas Fogg y laisse le devant de la scène à son domestique. Ensuite une description minutieuse et colorée, celle de Yokohama où cet épisode se trouve concentré, qui met en action les vastes ressources langagières de l’auteur et illustre en détail sa technique de conteur. Enfin et surtout la façon dont ce mode narratif fait découvrir au lecteur une vision irréelle de cette ville – et par extension du Japon – et révèle l’attitude du romancier face à sa mission d’écrivain.– Trois points de vue à partir desquels il paraît possible de retrouver, dans ce mince fragment des Voyages, le subtil mécanisme de l’illusion vernienne.


1 – Un épisode éphémère du Tour du Monde

Pour cette courte présentation du Japon à ses lecteurs, Verne puise dans la vaste réserve de « recettes » littéraires dont il s’était assuré la maîtrise dès Cinq semaines en ballon. Il ne rejette rien de ce qui peut l’aider à faire exister les choses à l’aide des mots : anagrammes, calembours, contrepèteries, homonymies, oxymores et allitérations. Mais il exerce encore ses charmes par la mise en place de trois procédés dont il faut dire un mot : la description, la liste, et ce que j’appellerai l’effet de vérité.

On se rappelle que Passepartout, isolé de son maître à Hongkong par les manœuvres du policier Fix, persuadé que Fogg est un voleur, se retrouve à Yokohama, errant dans cette ville seul et sans argent. Ce qui va offrir à l’auteur une rare occasion de s’y attarder. Le Tour du Monde doit être bouclé dans les quatre-vingts jours du pari : impérieuse condition qui interdit aux voyageurs des rencontres prolongées avec les lieux et les gens, et frustre le narrateur des précises descriptions auxquelles il se complaît tout en satisfaisant à la curiosité de ses lecteurs. La courte séparation, un jour et demi à peine, du maître et du domestique va lui permettre d’immobiliser le second en un point du parcours qui sera le port japonais de Yokohama.

Or, chez Verne, si l’aventure est toujours un voyage, c’est la personnalité des voyageurs qui domine le récit. S’agissant ici du tandem Fogg-Passepartout, je partirai de la brillante analyse de Michel Tournier dans son roman Les Météores (Gallimard, 1975, pp. 347-348), dont l’un des héros a fondé toute sa philosophie sur Le Tour du monde en quatre-vingts jours, lu dans ses années de jeunesse.

Rien de commun au départ entre l’immuable Fogg – qui ne voyage que chez lui, à l’aide d’horaires de chemin de fer et d’almanachs, et en a acquis « la religion de l’exactitude » – et Passepartout, peu prévisible et sans cesse en mouvement. J’utiliserai ici la conception élargie de la sédentarité proposée par Syed Manzurul Islam, dans pThe Ethics of Travel, from Marco Polo to Kafka (Manchester University Press, 1996) et reprise par Roger Cardinal dans son édition anglaise en un volume de Cinq semaines en ballon et du Tour du monde (Wordsworth Editions Limited, London 2002, pp. X-XII), où il étudie Fogg et Fergusson.

Deux types de voyageurs doivent en effet être distingués : le « nomade » dont l'attitude reste ouverte face aux péripéties du voyage, tels Bombarnac, Cascabel et surtout Passepartout, et le « sédentaire », qui se déplace tout autant mais dont l’esprit s’est immobilisé sur le but à atteindre, et qui demeure « fixé en lui-même » ; tel est Fogg : il ne voyage pas mais « décrit une circonférence, accomplissant rationnellement son orbite autour du monde ». Et Cardinal rappelle ici la célèbre distinction de Bergson entre le temps de l’horloge, fragmenté en segments réguliers, qui serait celui de notre voyageur sédentaire, et le libre flot de la durée, où s’immerge le voyageur nomade et où Passepartout se meut si aisément.

Ainsi étiquetés sédentaire et nomade, les deux hommes incarnent respectivement la chronologie et la durée. Fogg n’est que le plus célèbre des hommes-horloges enfantés par Verne : du couple qu’il incarne avec Passepartout on retrouverait des variantes dans celui de Barbicane – « exact comme un chronomètre » – et d’Ardan, de Fergusson et Kennedy, d’Hatteras avec Clawbonny, de Pescade et de Matifou voire de Nemo et d’Aronnax ou même de Lidenbrock et d’Axel. Opposition apparente qui se résoud en une exigeante complémentarité : ici, celle des retards qu’entraînent les bévues du domestique et de l’avance que le maître doit aussi se ménager. L’autorité de Fogg sur Passepartout est bien celle de la chronologie sur la durée, et l’épisode flâneur de Yokohama – fragile victoire de la seconde – n’est qu’une pause qui prendra fin à la rencontre inopinée des deux héros dans un cirque de la ville et la rentrée du domestique dans la durée mathématique de son maître. Il n'a tenu le devant de la scène que d’une façon passagère, brisée le deuxième jour par l’irruption du temps réel de l’action, celui de Fogg et de son double désir : gagner son pari et peut-être – mais Verne et l’intéressé lui-même paraissent encore l’ignorer – le cœur d'Aouda.

La complémentarité qui réunit les deux héros se renforce enfin par l’homonymie qu’accorde seule la langue française : le « temps » de Fogg (celui de l'horloge), immuable tel le mouvement des planètes, et le « temps » (ressenti) de Passepartout, aussi changeant que l’état du ciel, dont l’un et l’autre opèrent respectivement la déclinaison. – Telle est, me semble-t-il, la multiple (et subtile) manière dont l’épisode japonais s’inscrit dans le Tour du monde.

2 – UnJapon «écrit»

1° On sait que décrire est la manière la plus ordinaire de montrer par le langage, et les théories littéraires de la description sont fort nombreuses. On a pu ainsi la déclarer inutile car elle n’ajoute rien à l’histoire ni même au discours. Elle ajoute encore moins au « réel » puisque celui- ci n’existe ici que par elle. Pourtant elle confère au texte une dimension peu saisissable et qui touche de près à la perception. Or, cette aura supplémentaire dont elle amplifie le récit tient uniquement au langage : aux pouvoirs dont chaque écrivain enrichit celui-ci de la façon qui lui est propre et dont le lecteur devient prisonnier. A son insistance aussi : les immenses descriptions qui ouvrent les romans de Balzac immergent sans recours le lecteur dans le personnage ou la ville où l’auteur a décidé de l’ entraîner.

Verne fut lui-même un grand descripteur : l’exigeait sa « mission pédagogique », mais il paraît y avoir pris lui-même un très vif plaisir. Le Yokohama que parcourt Passepartout n’est en fait qu’une suite de tableaux des gens et des choses, ainsi ce portrait du Japonais-type :

[...] chevelure lisse et d’un noir d’ébène, tête grosse, buste long, jambes grêles, taille peu élevée, teint coloré depuis les sombres nuances du cuivre jusqu’au blanc mat, mais jamais jaune comme celui des Chinois, dont les Japonais diffèrent essentiellement [...]

Et pour les femmes :

[...] à petits pas de leur petit pied, chaussé de souliers de toile, de san- dales de paille ou de socques en bois ouvragé, quelques femmes peu jolies, les yeux bridés, la poitrine déprimée, les dents noircies au goût du jour, mais portant avec élégance le vêtement national, le « kirimon » (kimono), sorte de robe de chambre croisée d’une écharpe de soie dont la large ceinture s’épanouissait derrière en un nœud extravagant.

La rue enfin, dont le spectacle fascine Passepartout

errant au milieu de cette foule bigarrée, regardant aussi les curieuses et opulentes boutiques, les bazars où s'entasse tout le clinquant de l’orfèvrerie japonaise, les « restaurations » ornées de banderoles et de bannières, dans lesquelles il lui était interdit d’entrer, et ces maisons de thé où se boit à pleine tasse l’eau chaude odorante, avec le « saki », liqueur tirée du riz en fermentation, et ces confortables tabagies où l’on fume un tabac très fin, et non l’opium, dont l’usage est à peu près inconnu au Japon.

2° Mais la description s’enrichit parfois d’un procédé littéraire voisin qu’on pourrait nommer « l’art de la liste » et que Verne manie en virtuose. Dans Questions de poétique japonaise (P.U.F., 1997, pp. 57-130), Jacqueline Pigeot en a brillamment développé la théorie en Orient et en Occident et je la suivrai ici. Au départ, il s’agit d’énumérations, parfois fort longues, de villes, d’objets, d’instruments voire de personnes : ce peut être une simple suite de mots ou de courtes phrases sans relation apparente, tels les menus extravagants de Rabelais. Mais chaque terme peut aussi s’accompagner d’un commentaire plus ou moins long qui confère à la série un caractère littéraire. L’art de la liste ainsi enrichie se rencontre dans toutes les littératures et celle du Japon n’est pas la moindre à cet égard. On sait que Verne adorait les listes et les exemples n’en manquent pas dans les Voyages. Si je puis en donner deux rappels en- dehors du Japon, comment oublier l’énumération des coiffures de Jos Meritt dans Mistress Branican, ou celle des habitants des mers décrits par Aronnax dans Vingt mille lieues sous les mers, qui montrent l’une et l’autre à quels desseins différents Verne savait en user ? De la première, qui est la collection d’un voyageur « anglais de Liverpool [...] inoffensif maniaque », Verne précise les noms de trente-cinq couvre-chef (liste simple) suivis de vingt autres accompagnés de leur origine (liste enrichie). Pour notre bonheur, le narrateur s’abandonne à son imagination et la cocasserie des commentaires semble compenser à l’avance les hor- reurs qui attendent les voyageurs dans la traversée du désert australien.

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bulletin de la société jules verne

183 Août 2013

[ Cinq semaines en ballon devant la critique en 1863

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bulletin de la société jules verne

185 Avril 2014

[ Le Roman L’Étoile du Sud Au théâtre

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